Il y a 50 ans, le rapport Meadows posait des limites à la croissance.
Il n’y a pas de croissance infinie dans un monde fini. L’évidence posée par Dennis L. Meadows et son équipe en 1972 avait alors pour beaucoup des airs de prophétie lointaine. Pourtant l’humanité dépassait déjà la capacité de charge de la planète. Cinquante ans plus tard, le chercheur étasunien n’hésite plus à affirmer que « l’effondrement a déjà commencé ».
Au commencement de cette histoire, il y a un homme de la gauche libérale italienne, Aurelio Peccei, qui a grandi sous le fascisme, mais est parvenu dans ce cadre à étudier la NEP (la nouvelle politique économique) de Lénine, sans pour autant devenir marxiste. Il en a gardé toutefois l’idée que pour résoudre de grands problèmes, la planification peut être indispensable. Durant la guerre, il est résistant dans le mouvement Giustizia e Libertà, qui rassemble de nombreux intellectuels de la gauche non communiste. À la Libération, il devient l’un des quatre commissaires extraordinaires chargés de gérer la Fiat, une entreprise qui, durant le ventennio, a fait corps avec le fascisme.
Il poursuit sa carrière dans la grande entreprise automobile de Turin, mais son passé de partisan n’y est pas très bien vu. Il n’en prend pas moins la direction de l’entreprise en Amérique latine, et dans ce cadre, il comprend à la fois les enjeux du développement local et la nécessité de poser les problèmes à l’échelle mondiale – une manière de penser qui deviendra l’un des mantras de l’altermondialisme. Ses réflexions – notamment autour de la question du sous-développement – forment la matière des conférences qu’il commence à donner à la fin des années 1950. L’une d’elles finit entre les mains d’Alexander King, alors directeur général pour l’éducation et la science à l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques).
Modéliser le monde pour prédire l’avenir
Les deux hommes se rencontrent puis décident de fonder un groupe de recherche et de proposition autour de « la problématique globale », autrement dit autour de l’étude des urgences pour l’avenir de l’humanité et des solutions à leur apporter. En avril 1968, Aurelio Peccei invite à l’Accademia Nazionale dei Lincei, à Rome, une vingtaine d’économistes, de banquiers, de statisticiens, de hauts fonctionnaires et de responsables politiques, d’Europe et des États-Unis – que des hommes, la première femme à les rejoindre, Elisabeth Mann-Borgese, arrivera cinq ans plus tard. Ensemble, ils fondent le Club de Rome.
Mais Aurelio Peccei entend nourrir ces discussions de données concrètes. Aussi rencontre-t-il en 1970 un éminent professeur du MIT (Massachusetts Institute of Technology), Jay W. Forrester, occupé à élaborer une technique d’étude mathématique des systèmes complexes. Le terrain d’application choisi ne sera donc rien moins que le monde entier. Un étudiant-chercheur de 29 ans, Dennis L. Meadows, est chargé de mener ce projet qui doit croiser différentes données autour de la croissance démographique et de la croissance économique, qui battent alors leur plein, et mesurer jusqu’où les deux sont possibles sans péril pour la vie de notre planète.
Pour ce faire, l’équipe a conçu un modèle informatique intitulé World 3, qui introduit à la fois les données et les théories relatives à la croissance. Développé sur un ordinateur remarquablement puissant pour l’époque, ce modèle permet d’établir 12 scénarios possibles de développement de l’humanité sur deux siècles entre 1900 et 2100. L’un d’eux, intitulé BAU (Business as usual), est considéré comme le scénario médian, celui qui servira de base aux conclusions des chercheurs.
En 1972, des scientifiques s’attaquent au mythe d’une croissance infinie
Deux ans plus tard, le 2 mars 1972, Dennis Meadows présente ainsi le rapport – mis en forme par sa femme Donella – que son équipe et lui s’apprêtent à confier aux membres du Club de Rome : « Au vu des tendances actuelles, les limites physiques à la croissance seront atteintes au cours de la vie de nos enfants. Si nous ignorons cette limite, et que nous continuons une croissance fondée sur des politiques à court terme, nous atteindrons un point de non-retour qui conduira à un effondrement. »
Le constat est aussitôt suivi d’un appel à l’action : « Mais, il existe une alternative viable à ce scénario. Si la croissance démographique et la production de marchandises entrent en équilibre avec nos ressources limitées. Et cet équilibre peut être atteint dans les 50 ou 100 ans à venir si nous procédons de manière méthodique. Autre point très important, chaque année perdue dans la mise en œuvre d’une nouvelle politique rendra la transition nécessaire beaucoup plus difficile et diminuera nos chances de la réaliser. »
Le rapport intitulé Les limites de la croissance est aussitôt publié à Washington. Il paraît en octobre en français chez Fayard. Il sera traduit en tout en une trentaine de langues et vendu à quatre millions d’exemplaires. Mais les critiques qu’il soulève sont au moins aussi tonitruantes que son succès. En France par exemple, toute remise en cause de la croissance semble impossible, à droite comme à gauche. Et le même argument revient, des libéraux au parti communiste : vouloir freiner la consommation serait un privilège de riches. Pourquoi vouloir contraindre la croissance quand tous les foyers ouvriers n’ont pas encore le téléphone, s’insurge Valéry Giscard d’Estaing.
Dennis Meadows, à gauche, professeur émérite en gestion des systèmes du New Hampshire et président du Laboratory for Interactive Learning, reçoit le seul prix de sa longue carrière, pour son travail sur « Les limites de la croissance », des mains de Masao Ito, président de la Fondation pour la science et la technologie du Japon, lors de la cérémonie de remise du 25e Japan Prize à Tokyo, le 23 avril 2009.
Dennis Meadows, à gauche, professeur émérite en gestion des systèmes du New Hampshire et président du Laboratory for Interactive Learning, reçoit le seul prix de sa longue carrière, pour son travail sur « Les limites de la croissance », des mains de Masao Ito, président de la Fondation pour la science et la technologie du Japon, lors de la cérémonie de remise du 25e Japan Prize à Tokyo, le 23 avril 2009.
De la croissance infinie à la croissance durable
Le choc pétrolier de 1973 est un coup de semonce dans le ciel jusqu’ici sans nuage des Trente Glorieuses. On prend conscience d’un des problèmes concrets posés par le rapport Meadows : les énergies fossiles sont limitées. Pour autant, la découverte de nouveaux gisements autant que l’optimisation technique de la consommation ou encore la diversification des sources d’énergie semblent remettre en cause les conclusions des scientifiques étasuniens. À la décroissance – ou du moins à la croissance zéro – s’opposerait une adaptabilité de la croissance permettant au moins de repousser l’échéance.
En 1992, la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement, connue sous le nom de Sommet de Rio, valide le concept de développement durable comme objectif commun. C’est aussi l’année où le rapport Meadows connaît une seconde édition, actualisée au vu des données accumulées durant deux décennies. Et le livre s’intitule désormais Beyond the limits, traduit en français sous le titre Les limites de la croissance (au-delà des limites). L’intuition de l’équipe du MIT est que dorénavant la croissance est telle qu’elle a dépassé ce que la terre peut raisonnablement supporter.
Cette intuition est confirmée dix ans plus tard, en 2012, par Martin Wackernagel, lui aussi membre du Club de Rome. Inventeur du concept d’empreinte écologique au cours des années 1990, il parvient avec son équipe à dater le dépassement de la capacité de charge de la Terre au début des années 1980. Ces notions donnent naissance à une sorte de rituel médiatique, autour du jour symbolique du dépassement : depuis 2018, il est désormais fixé en juillet – à l’exception notable de l’année 2020, où les confinements l’ont ramené à la fin août, son niveau des années 2000. Il est à noter que les recherches récentes ont montré que la capacité de charge de la terre était déjà légèrement dépassée au début des années 1970.
Croissance ou épanouissement ?
L’édition de 2002 – un an après le décès prématuré de Donella Meadows – permet à l’équipe du MIT de constater que l’évolution des trente dernières années est assez conforme au scénario BAU (Business as usual) modélisé en 1972. Dans la préface de cette édition, Dennis Meadows et Jorgen Randers insistent à présent sur le fait que la croissance va se poursuivre encore une dizaine d’années, mais que l’effondrement sera soudain, après une période de stagnation – un scénario qui ressemble étrangement à la relative résilience de l’économie mondiale depuis la crise de 2007-2008.
En cette année 2022, Les limites à la croissance connaît une nouvelle édition. Dennis Meadows en écrit désormais seul la préface. Il y réitère la différence entre « croissance physique » et « épanouissement humain », comparant l’humanité à l’évolution d’un enfant. Aux années de croissance physique souhaitables, qui provoquent l’émerveillement des parents, succèdent d’autres années où l’adolescent puis le jeune adulte n’est plus censé prendre du poids et grandir, mais développer ses compétences, morales, physiques, intellectuelles, et construire son avenir dans l’épanouissement. Et l’auteur de rappeler que « la croissance de la population ou des biens matériels ne sert désormais plus aucun objectif à l’échelle du monde ».
2022 est aussi l’année où, après le choc d’une pandémie qui aura pourtant montré qu’un ralentissement était possible, de nouveaux records de chaleur ont été battus un peu partout dans le monde. Courant août, on pouvait traverser à pied le dernier fleuve sauvage de France, la Loire, à quelque cent kilomètres de son embouchure. Des forêts ont brûlé en Bretagne et dans les Landes, des vents d’une rare violence ont tué sur le littoral en Corse. En Afghanistan ou en Somalie, la sécheresse promet une crise alimentaire d’une rare violence. Les plus vieux enfants de Meadows ont cinquante ans. Business as usual ?
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