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La théorie traditionnelle de l’échange international s’intéresse aux effets du commerce international sur les nations en retenant comme hypothèse de base que la concurrence est pure et parfaite. Il est déduit que le libre-échange améliore la position des nations qui échangent, incitant donc au démantèlement des barrières protectionnistes.
Toutefois les situations de concurrence pure et parfaite sont rares: « l’essentiel du commerce industriel est réalisé pour des produits de secteurs que nous considérons comme des oligopoles lorsque nous les étudions sous leur aspect domestique » (Krugman, 1989). Dans la majorité des cas les marchés sont en situation de concurrence imparfaite où le nombre de firmes produisant un bien et agissant sur le marché est faible.
L’environnement oligopolistique ainsi obtenu est appelé un environnement stratégique. Cet environnement stratégique se caractérise par l’émergence et la résistance du profit. Dans ces conditions, il peut être rationnel d’imposer une réglementation protectionniste.
Ces idées constituent la base théorique de la politique commerciale stratégique et ont donné naissance à une nouvelle approche économique de l’échange internationale, dénommée « nouvelle économie internationale ». Initiée par Brander et Spencer, Paul Krugman a participé à cette nouvelle approche. L’apparition de cette théorie remonte à la fin des années 70, mais elle s’est surtout développée dans les années 80.
A. Les fondements théoriques de la politique commerciale stratégique selon Krugman.
La théorie de la « nouvelle économie internationale » ne s’est pas construite autour des travaux d’un seul économiste; plusieurs auteurs ont initié la formalisation et le développement de ce modèle économique, comme Brander, Spencer ou Kreinin.
P. Krugman a contribué à en élaborer les principaux axes théoriques. Il s’est beaucoup appuyé sur les résultats de la théorie des jeux, qu’il a appliqués à l’étude des marchés oligopolistiques. Concernant plus précisément la politique commerciale stratégique (qui n’est qu’un des aspects de la « nouvelle économie internationale »), il a également joué par ses travaux un rôle fondamental.
L’article de Paul Krugman publié en 1979, consacré au rôle de la différenciation des produits dans l’explication des échanges internationaux peut être considéré comme le point de départ de la théorie de la politique commerciale stratégique. Par la suite le même auteur publia en 1985 avec Elhanan Helpman un ouvrage qui constitue aujourd’hui encore la meilleure présentation de l’ensemble des apports de la nouvelle théorie, en même temps qu’il en synthétise les principaux aspects.
Définition: la politique commerciale stratégique est le terme employé pour décrire les mesures pouvant être prises pour faire évoluer, au profit de la nation protectionniste, l’équilibre généré par la situation imparfaite du marché (oligopoles, voire monopoles).
Sur ces marchés imparfaits, les nations et les firmes se concurrencent pour accroître leur part de marché et donc de profit. L’objectif principal d’une politique commerciale stratégique est de capturer une plus grande part de profit que celle que l’on pourrait obtenir sans intervenir.
Eléments théoriques:
• Les économies d’échelles internes-externes: selon les analyses traditionnelles, les économies d’échelle au sein d’une entreprise peuvent provenir d’économies réalisées sur l’organisation interne de la firme ou encore de l’existence de coûts fixes. Cependant, pour Alfred Marshall, les économies d’échelle, ne peuvent véritablement exister, quel que soit le niveau de production. La firme rencontre dans son développement trois phases de rendements d’échelle internes (croissants, constants, décroissants) qui expliquent la forme en U des courbes de coûts utilisées pour l’analyse micro-économique.
En revanche les économies d’échelle externes à la firme mais internes au secteur sont possibles, mais elles sont dépendantes du développement général du secteur auquel appartient la firme. Lorsque de telles économies existent, toutes les firmes du secteur voient leur coûts diminuer alors que les quantités globales produites augmentent. Le coût unitaire de la firme dépend de la taille du secteur, mais pas de celle d’une firme spécifique.
Krugman en tire l’argument que pour développer chaque entreprise individuellement il faut créer un environnement favorable pour tout le secteur, soit en le protégeant par des barrières tarifaires, soit en mettant à sa disposition des infrastructures efficaces. Il cite l’exemple du secteur des semi-conducteurs dans la Silicon Valley (Krugman et Obstfeld, 1995).
• La protection du marché national comme moyen de promotion des exportations: les économies d’échelles, suivant les théories de Krugman et aussi celles de Graham, peuvent avoir des conséquences importantes sur le bien-être si l’économie nationale se protège de la concurrence étrangère. La protection de la nation par un tarif douanier peut être le moyen de diminuer les quantités produites par les concurrents étrangers et donc d’accroître leur coût unitaire et d’étendre l’échelle de production des firmes nationales, ce qui diminue leur coût unitaire et doit leur permettre, après saturation du marché national, d’exporter.
• Les politiques commerciales des dissuasions d’entrées: dans un grand nombre de secteurs caractérisés par des dépenses de recherche et de développement importantes, la concurrence peut être analysée comme une course entre des firmes aidées par leurs pays respectifs, la gagnante occupant une place privilégiée qui peut aller jusqu’au monopole. Ainsi la rivalité Airbus-Boeing peut être présentée comme un cas d’école. Supposons par exemple que les deux firmes s’interrogent sur la nécessité de produire un nouvel avion.
Une matrice des gains entre Airbus et Boeing avant subventions montre que la première firme, en l’occurrence Boeing en raison de son avance technologique, à commercialiser l’avion établit son monopole sur le marché. En revanche, l’intervention des pouvoirs publics renverse l’avantage de leader de la firme américaine. La subvention a créé un avantage comparable à un avantage stratégique qui aurait été capté par Airbus si celui-ci avait été le leader de l’industrie, en évinçant Boeing de la production. Cette politique de subvention est la concrétisation de la théorie de la politique commerciale stratégique.
« Dans beaucoup d’industries, l’avantage compétitif ne semble être déterminé ni par les caractéristiques nationales ni par les avantages statiques de production sur grande échelle, mais plutôt par les connaissances engendrées par les firmes au travers de la R&D et de l’expérience » (Krugman, 1986).
Principe de la politique commerciale stratégique selon Krugman:
• Dans le cas de produits importés, la protection doit permettre à l’Etat ou aux firmes nationales d’accaparer une part du profit des oligopoleurs ou du monopoleur étrangers. Dans le cas des industries exportatrices, une subvention aux exportations (ou en leur absence une subvention de la R&D, base de la compétitivité dans les industries de haute-technologie), peut se permettre d’obtenir une plus large part du marché international. Si le supplément de profit excède la perte du consommateur ou le coût de la subvention, le bien-être du pays protectionniste augmente.
B. Les limites de la politique commerciale stratégique.
Le modèle de base de la politique commerciale stratégique n’a plus aujourd’hui qu’un intérêt du point de vue de la théorie, ainsi que le reconnaît Krugman lui-même. La théorie des échanges internationaux est dominée par ce que Krugman appelle le « pop-internationalism’, qui voit chaque Etat comme une firme devant luttant dans la concurrence internationale pour gagner des parts de marché. La plupart des pays capitalistes ont adopté cette vue du commerce international, initiée par l’Organisation Mondiale du Commerce et pratiquent, à quelques exceptions près, la libéralisation des échanges dans tous les secteurs.
D’une manière plus théorique, le modèle de Krugman a suscité un certain nombre de critiques:
• L’impact sur le bien-être général: le problème ne se pose pas lorsque les firmes sont en concurrence sur un marché tiers: le bien-être du pays dont est originaire la firme est augmenté sans ambiguïtés. En revanche, le résultat ne peut être établi de façon aussi générale lorsque les importations nationales sont taxées. les quantités vendues sur le marché sont plus faibles et donc les prix les plus élevés et il y a une diminution du surplus des consommateurs. Il faut un accroissement au moins proportionnel des profits des producteurs pour qu’il en résulte un gain pour l’économie générale.
• Les véritables situations oligopolistiques: La démonstration de l’existence de profits d’oligopole (principal résultat de la théorie des jeux en économie) est discutable. De nombreux secteurs et sous-secteurs, même hautement intensifs en technologie, n’ont pas forcément des degrés de concentration tels qu’ils pourraient faire apparaître des sur-profits notables (critique de Kreinin, 1988: aux Etats-Unis, sur 60 industries classées haute-technologie, seules 24 ont un ratio des 4 premières supérieur à 70%).
• Enfin, l’idée même que le gouvernement puisse mener une politique stratégique devient difficile à accepter si l’on tient compte du fait que d’autres variables que les prix et les quantités et notamment la différenciation du produit peuvent être utilisés dans la concurrence oligopolistique (modèle de Chamberlain). Il faut donc avant toute intervention des pouvoirs publics un diagnostic précis du mode de concurrence régnant dans le secteur. Cela entraîne par conséquent des coûts d’information et de détermination qui ne sont pas forcément entièrement contrebalancées par les gains obtenus, à supposer que le diagnostic sur la nature et l’origine du marché oligopolistique soit juste.
C. Les faiblesses du modèle de Krugman.
Le modèle de Krugman contient quelques imperfections, qui ont justifié les apports ultérieurs à cette théorie, ainsi que l’enrichissement de ce modèle de base.
• Les résultats dépendent du comportement des firmes, et de leur structure: Dans le cas d’une entreprise aidée par une intervention publique sur les flux internationaux, le bien-être général de l’économie en résultant peut être minoré par la structure de l’entreprise. L’existence de participation étrangères au capital de la firme entraîne un effet global plus faible en raison de deux pertes: le profit accru de la firme domestique va en partie aux investisseurs étrangers; la diminution de la rentabilité de la firme conduit les investisseurs nationaux à percevoir des dividendes plus faibles en cas de participation au capital de cette firme.
• Les résultats dépendent de l’ordre dans lequel les joueurs interviennent: les travaux de Krugman s’appuient beaucoup sur la méthode de la théorie des jeux. Dans le cadre du modèle, les firmes sont supposées prendre leur décision d’entrée après que les gouvernements ont effectué leur choix en matière de politique commerciale. Or dans la réalité, ce sont d’abord les firmes qui décident d’entrer ou non sur un marché. Les gouvernements n’ont plus alors la possibilité d’émettre des menaces crédibles (à savoir les subventions qui rendent l’entrée profitable aux firmes nationales et difficile pour les entreprises étrangères).
• Les risques de représailles: l’analyse précédente ne prend pas en compte les risques de représailles, la politique stratégique apparaît comme une politique d’appauvrissement du voisin, où ce qu’un pays gagne, l’autre le perd. Un enchaînement de mesures de représailles risque d’entraîner une guerre commerciale qui au bout du compte abaissera le bien-être général de tous les pays concernés.